• "GOULAG, UNE HISTOIRE" D'ANNE APPLEBAUM

    "GOULAG, UNE HISTOIRE" D'ANNE APPLEBAUM, OUVRAGE DE REFERENCE PARU EN 2003 ET TRADUIT EN FRANCAIS EN 2005.
    Voici la notice rédigée par Luba Jurgenson parue dans les Cahiers du monde russe au moment de la sortie du livre.

    Constituant l’une des plus importantes études sur le système concentrationnaire soviétique parues dans le monde anglo-saxon ces dernières années et destinées au grand public, Goulag d'Anne Applebaum, est un excellent ouvrage de synthèse qui a le mérite, d’une part, de récapituler les recherches déjà publiées (le lecteur en trouvera le détail dans une impressionnante bibliographie), d’autre part, de puiser dans un grand nombre de témoignages de survivants, de souvenirs non publiés et de textes d’archives. Diplômée de l’université de Yale, l’auteur a effectué un monumental travail de documentation qui servira de référence pour ceux qui souhaitent s’initier sérieusement à l’histoire soviétique ou acquérir rapidement une vue d’ensemble sur le Goulag.

    Les camps étant une émanation du régime totalitaire, leur histoire fluctue au gré de celle de l’État soviétique. Dans un premier temps, même s’il est clair pour les dirigeants qu’il faut réformer le système pénitentiaire en fonction de la nouvelle conception socialiste du crime, où l’activité anti-étatique devient le délit numéro un et entraîne donc des peines plus lourdes que les crimes de droit commun, on a l’impression d’un tâtonnement pour ce qui est de la méthode. L’organisation, reposant en grande partie sur les responsables locaux, oscille entre un extrême sadisme et un total laisser-aller. Cette période dure jusqu’au grand tournant, l’année 1929 où, ses ennemis écrasés et son pouvoir consolidé, Staline entreprend la collectivisation et l’industrialisation.

    À chaque période historique correspond son propre modèle concentrationnaire. Si celui des années 1920 est représenté par les îles Solovki, un ancien monastère reconverti en pénitencier, le début des années 1930 verra émerger celui du Grand Chantier, le canal de la mer Blanche. Désormais, la réclusion et l’isolement ne suffisent pas pour châtier les ennemis du peuple. Ces derniers doivent payer leur crime en travaillant, situation plutôt paradoxale dans un État où le labeur est censé être la valeur suprême. Cette seconde période est marquée également par la mise au pas de la culture : les écrivains sont désormais utilisés au service de la propagande. On pratique la fameuse refonte, ou rééducation qui privilégie le criminel, proche du peuple et facilement transformable en travailleur de choc, au détriment du politique irrécupérable, car ennemi de classe. C’est donc aux truands que seront confiés les postes qui permettent de survivre : surveillants, chefs de baraque, normeurs, cuisiniers, etc. Vient ensuite la Grande Terreur, pendant laquelle le système s’étend à l’ensemble du pays, avec ses grands complexes concentrationnaires et ses petites « missions », envahissant, somme toute, d’assez vastes territoires et devenant partenaire incontournable de toutes les branches de l’économie. Là encore, un nouveau modèle émerge : la Kolyma, avec ses gisements aurifères que le gouvernement tsariste n’avait pas réussi à exploiter véritablement à cause des conditions climatiques : pendant l’hiver, qui dure neuf mois, les températures atteignent presque – 60˚. Qu’à cela ne tienne : rien n’est impossible pour l’homme soviétique. Ces chantiers, qui tuaient en trois semaines, engloutirent des centaines de milliers de détenus.

    Vers la fin des années 1930, le système est forgé et restera plus ou moins stable jusqu’à la fin du stalinisme. Ici, la première partie du livre prend fin. La seconde, plutôt sociologique ou anthropologique, montre l’organisation de la société concentrationnaire, le travail, les stratégies de survie, la mort, les révoltes et les évasions. Le fonctionnement des camps nous est déjà assez bien connu, notamment à travers les témoignages d’Aleksandr Solženicyn, de Varlam Šalamov, d’Anatolij Žigulin et d’autres. L’étude d’Anne Applebaum est ici précieuse non tant par son analyse, rigoureuse mais pas très originale, que par des incursions très approfondies dans le détail de la vie concentrationnaire, témoignages à l’appui, et des documents précieux éclairant la biographie de certains personnages, par exemple les grands chefs des camps, tels que Frenkel, chef de chantier au canal de la mer Blanche et inventeur de la fameuse « échelle du ventre », qui consistait à calculer la ration selon le travail effectué et à éliminer ceux qui ne remplissaient pas la norme ; ou encore Berzin, le premier chef du Dal´stroj, auteur du projet de mise en valeur de la Kolyma, et Nikišov, l’un de ses successeurs.

    Dans la troisième partie, la trame chronologique est reprise. La guerre apporte la famine et met fin aux exécutions de masse dans la plupart des lieux de détention, car la pénurie de main-d’œuvre se fait sentir partout. Après la guerre, l’atmosphère dans les camps change. Le nombre de prisonniers s’accroît brusquement à la suite des arrestations massives en Ukraine occidentale et dans les pays Baltes. Le rapport de force entre politiques et truands, dû à l’arrivée massive d’invidus capables de manier les armes et ayant parfois connu des camps nazis, se modifie. Les autorités sont obligées d’en tenir compte. Le monde criminel lui-même est déchiré par une guerre sans merci : le partage du territoire entre les vétérans des bataillons disciplinaires, qui ont « servi l’État », et ceux qui s’en sont abstenu en vertu de leur code d’honneur. Une série de révoltes éclate parmi les détenus « politiques ». Puis, c’est la mort de Staline. Le modèle du camp stalinien, avec la mort pour horizon proche, ne sera pas renouvelé. Mais les amnistiés et les réhabilités ne retrouvent pas pour autant la liberté, ni ne peuvent révéler ce qu’ils ont vécu et, après une brève période de libéralisation, de nouvelles répressions auront lieu jusqu’à la perestroïka. Pendant la période dite de stagnation, notamment, apparaît une nouvelle catégorie de détenus politiques, appelés les dissidents, punis par la prison et le camp ou internés dans des hôpitaux psychiatriques.

    Bien que l’acronyme « Goulag » soit apparu en 1931, après la réorganisation du système pénitentiaire par l’OGPU, il est ici utilisé au sens large, pour désigner l’ensemble des camps et des prisons, embrassant ainsi toute la période d’existence de l’État soviétique.

    Anne Applebaum a travaillé dans les archives de Moscou, de Saint-Pétersbourg, d’Arkhangelsk, de Petrozavodsk, de Londres, s’est rendue dans les musées de Vorkouta et des Solovki et a effectué une trentaine d’interviews avec des survivants ou des descendants de déportés, dans plusieurs villes de Russie et à Londres. Elle a obtenu ainsi des documents originaux qui enrichissent l’horizon du chercheur. Elle cite également de nombreux livres de mémoires qui donnent un éclairage nouveau, par exemple les souvenirs de Henry Wallace parus en 1946 aux États-Unis, qui relatent l’unique voyage d’un Américain à la Kolyma à cette époque et montrent à quel point il a été abusé par la mise en scène préparée à son intention (tandis que Varlam Šalamov, dans les Récits de la Kolyma, fait plutôt de Wallace une sorte d’instance de la vérité).

    source AMCHAC


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :